Ne pas vivre à Gibraltar, mais presque

Il y a peu de choses qui ont changé ma vie comme ce moment où j’ai aperçu le Rocher de Gibraltar au loin.

J’ai grandi à l’ombre du Rocher Percé, je savais donc que ces endroits abritent une faune particulière, mais malgré tout, je n’étais pas prête pour cet endroit à la fois magique et terrifiant. Je ne sais plus ce qui se passe à Gibraltar maintenant, mais je sais ce qui s’y est passé il y a 10 ans. J’ai envie de vous le raconter.

Soyez prudents, Gibraltar ne vous ménagera pas

C’est ce qu’un Anglais au sourire un peu croche nous a dit quand il nous a rencontrés près de l’hostal que nous avions trouvé. C’était un hôtel miteux avec pour place centrale un amas de poubelles que visiblement personne n’avait l’intention d’apporter au chemin.

« C’est un bordel ici, vous le saviez, right ? »

« Quoi ? Non ??!? »

« Oui, c’est un bordel, vous avez eu de la chance de ne pas rencontrer de prostituées. Ici, elles font peur »

Il nous trouvait naïfs, pauvres même-pas-vraiment-Français que nous étions. C’est pour ça qu’il nous a laissé dormir chez lui, en compagnie de sa femme et d’un couple gay de San Francisco qu’il a probablement connu de la même manière. Il y avait peu de place, nous avions peu de temps, mais Neil, c’est comme ça qu’il s’appelait, connaissait tout le monde et pouvait nous les présenter.

Deux jours plus tard il nous avait trouvé un appartement avec un colocataire écossais.

  • À Gibraltar ?
  • Non, à La Linea
  • Pourquoi pas à Gibraltar ?
  • Parce que vous n’êtes pas assez riches.

Et c’est comme ça qu’on arrive à Gibraltar. En arrivant plutôt à La Linea de la Concepcion, le village voisin.

La Linea de la Corrupcion

La Linea, c’est le village où les contrebandiers du Maghreb débarquent la drogue et autres produits illégaux aux contrebandiers de l’Espagne. Parfois ils se font arrêter par des policiers en bateau. On les voyait menottés en marchant jusqu’à la maison à la fin de nos heures de travail au noir. D’autres fois ça tournait vraiment mal. On a entendu parler de vendeurs de drogue pendus aux lampadaires et autres joyeusetés près de la frontière de Gibraltar.

Ça n’empêche pas tout le monde de sortir à la Linea de la Concepcion. L’alcool y est très peu cher et si le papier de toilette se fait beaucoup rare que les coquerelles et les louchons, la musique y est meilleure et l’amitié y est plus franche. On y allait donc quand même, rigoler avec le barman et lancer des fléchettes au-dessus de gens complètement saouls quand on avait envie de se sentir chez soi.

Une vieille rancoeur

Il y a encore une frontière à Gibraltar. Les Espagnols n’ont jamais vraiment apprécié que les Britanniques prennent ce qui était autrefois une île, remblaient un des deux détroits et y posent un aéroport. Franco lui même avait fait installer le quartier industriel le plus polluant d’Espagne dans les vents dominants pour les rendre malades à défaut de les faire déguerpir. Mais les Gibraltariens, Gibbos pour les intimes, ont la couenne dure.

De toute façon, plusieurs d’entre eux sont des Anglais qui n’ont plus aucun attachement à l’Angleterre, mais qui n’en ont pas plus pour l’Espagne. Le Rocher est plein de matériel militaire, le détroit est un endroit stratégique et c’est une cause perdue pour l’Espagne.

Pour la forme, on doit quand même sortir notre passeport chaque jour quand on vit en Espagne et qu’on travaille à Gibraltar. Après un temps, les agents ne regardent même plus et nous appellent par notre petit nom. À l’occasion, on regarde un avion atterrir ensemble avant de passer.

Gibraltar et l’amitié

Tout ça existe évidemment pour sa proximité de Gibraltar, un endroit où les bouteilles de vodka valent 5$, les cigarettes 2,50$ et où l’humour britannique n’a d’égal que la saveur des déjeuners bien gras servis toute la journée. C’est payant, aussi, de vivre à Gibraltar, surtout quand on n’a pas peur de faire le travail dont personne ne veut.

En étant barmaid pendant deux mois, j’ai réussi à économiser les 2500$ qui ont été volés par l’Écossais dont j’ai parlé tout à l’heure. Mais comme les amitiés de Gibraltar sont aussi solides que le roc qui leur permet d’y prendre racine, on a retrouvé le voleur, moi, Neil, Charlie, Dominique, les policiers au chapeau en forme de champignon et les autres. Et on a bu notre victoire jusqu’à plus soif.

Gibraltar et la méchante sorcière de l’Ouest

Il faut dire que l’air de Gibraltar n’est pas comme ailleurs. En fait, rien n’est comme ailleurs. Les hotels côtoient les dépotoirs qui cotoient ls mosquée qui côtoie la piste d’attenrrissage des hélicoptères militaires qui côtoient des singes qui se sont égarés pendant la dérive des continents et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Il faut dire que tout ce beau monde n’a que 3 km2 où loger. Il faut bien se tasser un peu.

J’ai entendu dire que Gibraltar a encore changé depuis notre départ. Il y a maintenant une patinoire à Gibraltar et un grand parc qui a remplacé le stationnement. Les paquebots hôtels en font aussi une destination de millionnaires qui n’apprécieront sûrement pas le sourire croche des meilleurs amis du monde, ni la brume qui sort des grottes du Rocher, la nuit, et qui donnent aux soirées karaoké un je-ne-sais-quoi du Magicien d’Oz. N’empêche que je les envie presque tous les jours ces millionnaires.

Gibraltar, après plusieurs années, c’est encore un peu mon chez moi.

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