Dans la BD francophone, Lucky Luke a été tout aussi populaire qu’Astérix et Tintin. Sa série s’est vendue à près de 300 millions d’exemplaires depuis sa parution aux éditions Dupuis en 1947.
C’est sans doute normal. La qualité graphique et l’humour qui s’en dégage le destinait à un lectorat regroupant autant les enfants sensibles que les adultes. Ces derniers trouvant leur compte dans des histoires s’inspirant de faits historiques.
«Parodie et dérision plutôt que réalisme et sérieux»
Telle pourrait être la devise sous-jacente du travail de Goscinny et Morris. Leurs séjours aux États-Unis en ont fait des fans de films western très au fait de l’histoire du Far West. C’est toutefois le traitement humoristique de ces connaissances qui a, à mon avis, contribué au succès de la série.
Dans ce qui va suivre, je tenterai de relever quelques à-côtés intéressants autant qu’inusités autour de l’œuvre.
Un cowboy belge ?
Tous et toutes connaissent la panoplie vestimentaire de Lucky Luke: gilet noir, foulard rouge, chemise jaune. En s’y attardant un peu plus, on s’aperçoit qu’il s’agit en fait des couleurs du drapeau belge ! Coïncidence ou choix délibéré du dessinateur pour souligner ses origines ? C’est à voir.
Héros ou « cartoon » ?
Au départ, Maurice de Bévère (alias Morris) se destinait au film d’animation, très influencé par son idole d’alors: Walt Disney. Ce qui explique peut-être pourquoi son héros, tel Mickey Mouse, n’a dans le premier album que quatre doigts à chaque main !
La solitude du cowboy
La pièce rituelle I’m a Poor Lonesome Cowboy (paroles de Jack Fishman, musique de Claude Bolling) aurait été inspirée aux auteurs par la chanson Je suis seule ce soir, interprétée par Léo Marjane en pleine 2ème Guerre mondiale. Chanson fort mélancolique reprise par de nombreux prisonniers de guerre à l’époque, et que la concierge de l’immeuble où habitait Morris à ses débuts chantait du matin au soir. Le choix s’est donc, en quelque sorte, imposé de lui-même.
Encore plus bêtes que méchants !
Toujours dans la chanson, Joe Dassin a obtenu son premier véritable succès en 1967 avec Les Daltons, une pièce traçant un portrait au vitriol des 4 frères et qui feront, autant que le héros, le succès de la série. Le compositeur-interprète la destinait au départ à Henri Salvador, s’estimant incapable de chanter une chanson humoristique.
Jack, William… et inversement
D’ailleurs, spécialistes et lecteurs s’entendent pour dire que l’arrivée des cousins Dalton dans la série en 1958 a en effet amplifié son succès. Par contre, si les frères aux extrémités (Joe et Averell) sont aussi typiques que facilement identifiables, ceux du milieu (William et Jack) ont été maintes fois confondus par les auteurs eux-mêmes !
Les albums Les cousins Dalton, L’évasion des Dalton, Les Dalton dans le blizzard et Dalton City, pour ne nommer que ceux-là, en témoignent. Furent-ils bêtes au point d’avoir déteint sur leurs créateurs ? Peut-être pas à ce point, mais sait-on jamais.
Un revolver pour tétine ?
Durant les années Dupuis, la censure a souvent marqué la série. L’exemple-type est l’album Billy the Kid paru en 1961, montrant le hors-la-loi dans son berceau suçant le canon du revolver de son père. Bien que les auteurs aient pris soin de préciser que celui-ci avait été préalablement déchargé, ça n’a pas suffi. La page amputée ne sera republiée que 20 ans plus tard.
Beuveries et libertinages
Cette censure pesait assez lourdement sur Morris. Au point où celui-ci publie en 1966 dans un journal étudiant belge, une courte histoire intitulée Lucky Luke se défoule. On y voit son héros tuer ceux qui l’embêtent, s’enivrer jusqu’à plus soif et passer une nuit torride avec une danseuse de saloon ! Le tout parsemé de quelques pointes à peine voilées sur la « bonne tenue » des éditions Dupuis.
Deux ans plus tard, la série Lucky Luke paraîtra dans le journal Pilote et les albums seront publiés chez Dargaud au désespoir des éditions Dupuis qui iront jusqu’à accuser Morris de «donner le mauvais exemple» ! C’est d’ailleurs à partir de là que les danseuses de saloon feront finalement leur apparition dans les albums.
Une héroïne atypique
Pour terminer le volet femmes, si les créateurs de Lucky Luke conçoivent – en 1966 toujours – l’album Calamity Jane, c’était en quelque sorte pour couper court aux accusations de misogynie qui leur furent adressées. Et ils ont, par la même occasion, brossé un portrait plus réaliste de ce fameux personnage qui 9 ans plus tôt, dans l’album Lucky Luke contre Joss Jamon, était dépeinte comme une desperado.
Le cheval qui pense
Et un mot sur Jolly Jumper. Au même titre que Milou dans Tintin ou la coccinelle de Gotlib, la célèbre monture et compagnon de route du cowboy solitaire agit un peu comme « chœur grec ». C’est à dire qu’il commente l’action de façon quelque peu bougonne, voire désabusée. Dans son cas, Goscinny lui a attribué des caractéristiques anthropomorphiques assez poussées. Et il y va de quelques réflexions de son cru.
– Que tu enlèves ta selle passe encore, mais avec quoi enfiles-tu l’asticot sur l’hameçon ? – Comme tout le monde: avec dégoût !
Voilà quelques anecdotes que j’ai pris plaisir à partager ici. D’autant plus qu’il s’agit d’une de mes séries préférées et qu’elle méritait qu’on fouille un peu derrière le décor. En espérant que vous aussi vous y ayez pris plaisir, on se reparlera au prochain sujet.
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.