Philémon : Quand l’absurde rencontre le fantastique

Pour ceux qui, comme moi, rêvent de s’évader dans un monde imaginaire (par un autre moyen que la drogue, j’entends), je vous propose un de mes héros de bande dessinée qui remplit fort bien ce but: Philémon.

C’est par le dessinateur Fred (ou de son nom complet Frédéric Othon Théodore Aristidès) que le personnage voit le jour dans les pages du magazine Pilote, dans une série intitulée Le mystère de la clairière aux trois hiboux. Il s’y montre espiègle, frondeur et – déjà – non-conformiste. Et c’est son père Hector (un indécrottable incrédule qui refusera toujours de croire au monde des lettres de l’océan atlantique) qui fera les frais de ses frasques. Cette période fera l’objet d’un numéro de la série appelé à juste titre Avant la lettre.

La série elle-même verra le jour suite à une interrogation aussi farfelue que légitime du dessinateur alors qu’il prenait son bain: où irait-on si nous étions aspirés avec le tourbillon de l’eau de la baignoire ? La réponse s’imposa d’elle-même: le monde des lettres de l’océan atlantique, soit une sorte de monde parallèle où les lettres posées sur les globes terrestres, les mappemondes ou les atlas, devenaient des îles à part entière. Et ainsi, de 1972 à 2013, 16 albums seront publiés, du Naufragé du «A» au Train où vont les choses.

En plus de Philémon, il y a bien sûr Hector (l’incrédule mentionné ci-haut qui aura même droit à son épisode: Le voyage de l’incrédule), sa monture l’âne Anatole grand amateur de chardons, l’oncle Félicien qui possède les clés des passages vers le monde des lettres – et qui ne sont jamais les mêmes d’un album à l’autre, sauf une exception qui créera bien des remous (Simbabbad de Batbad), et surtout Barthélémy, rescapé du monde des lettres où il était naufragé sur le A pendant 40 ans. Revenu au monde normal, il gardera la nostalgie du A et de ce fait, accompagnera Philémon dans dans toutes ses aventures dans l’espoir de retrouver son île.

Au fait, que retrouvait-on sur ce fameux A ? Eh bien: des arbres à bouteilles, des plantes-horloges poussant spontanément et explosant après quelques secondes, des lampes-naufrageuses, des bateaux naviguant dans des bouteilles, et un centaure sauvage apprivoisé par Barthélémy qui en a fait le majordome de son château qui n’était au départ qu’une cabane de naufragé… Qui a poussé comme une plante pour devenir un somptueux palais qui a envahi toute la superficie du A. Et le reste de ce monde est à l’avenant: une pelouse recouvrant le N où il est interdit de rebondir (!) et dont les habitants ont dû s’adapter en devenant des hommes volants, des dignitaires avec de grandes oreilles gouvernant le U, un phare-hibou au rayon de lumière solide sur le point du I… En fait, ce qui ressort le plus à mon sens est que le comportement des habitants du monde des lettres est le reflet de l’absurdité du monde normal, mais poussé à son paroxysme. Mais le plus beau, c’est que la poésie qui subsiste dans notre monde normal (ou soi-disant tel) est aussi poussée à l’extrême dans le monde des lettres. Exemple: dans l’album L’âne en atoll, Arthur Rimbaud et son bateau ivre deviennent Arthur Imbo pilotant un « bateau ivrogne » qui ne carbure qu’à l’alcool.

«- Ce bateau est alcoolique. il ne marche que saoul comme une bourrique. À jeun, il ne vaut pas un pet de lapin. À ma connaissance, c’est le seul bateau qui ait à ce point horreur de l’eau.
– Mmm… Est-ce pour cela qu’il navigue dans les airs ?
– Hé ! Hé ! On ne peut rien te cacher, fiston.»

16 albums, autant d’invitations à l’évasion. Et une oeuvre qui, pour moi, constitue un pied de nez format géant contre l’esprit bourgeois dans tout ce qu’il a de conformiste et de ridicule, le tout en creusant parfois les clichés jusqu’à l’absurde.

Même la mise en page (des pages qui se lisent de façon circulaire, ou les personnages traversant d’une case à l’autre quand ils ne s’expriment pas la tête en bas…) et la transposition de tableaux (majoritairement ceux de Gustave Doré) font partie de la « méthode Fred » pour créer la magie. Pas d’erreur, on a bien affaire à un auteur fantastique qui aurait choisi la BD pour s’exprimer. Je reviendrai sans doute sur Fred lui-même dans un papier ultérieur; pour moi, il le mérite.

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