BUG définition En français: se dit d’un défaut affectant un programme informatique En anglais: se dit d’un insecte, d’une bestiole, d’un virus…
L’arrivée des innovations numériques ces dernières années émerveille par leur ingéniosité et leur étendue dans de nombreux domaines, mais a aussi de quoi faire peur.
Charlie Brooker, avec sa série Black Mirror, a exploré ce côté sombre à de nombreuses reprises, poussant souvent jusqu’au paroxysme les conséquences de l’utilisation malveillante de ces technologies.
Mais à l’inverse, qu’arriverait-il si ces mêmes technologies, ainsi que toutes les données numériques de la planète, disparaissaient d’un seul coup?
C’est le point de départ narratif du nouvel album du bédéiste Enki Bilal, intitulé simplement Bug (Livre1), paru chez Casterman.
«Du plus gros serveur à la plus petite clé USB…»
Dans un futur proche, soit le 13 décembre 2041, la Terre fait face à un bug informatique d’une rare puissance qui a effacé toutes les données numériques existantes.
Non seulement ordinateurs et téléphones portables sont-ils devenus des coquilles vides, mais dans ce monde que Bilal met en scène – où pratiquement tous les secteurs de l’activité humaine ont été numérisés, les conséquences s’avèrent souvent désastreuses.
Lignes de métro et de train à l’arrêt, voitures immobilisées, écrasements d’avions « sans pilote », ascenseurs numériques bloqués entre deux étages… Sans compter les mouvements de panique, les cas de suicides et les vagues de pillage (banques, épiceries, armureries) qui se multiplient. Et des implants médicaux (tels des stimulateurs cardiaques numériques) cessant de fonctionner, entraînant décès et dépressions.
À côté de tout ça, la station orbitale internationale a secouru et récupéré le seul survivant d’une mission sur la planète Mars, le pilote Kameron Obb. Suite à un examen sanitaire et à l’autopsie d’un des membres de l’expédition, on découvre qu’un corps étranger mi-insecte mi-robot s’est logé dans son organisme.
«Internet à lui tout seul…»
Mais alors que cet « alien » a provoqué la mort du reste de l’équipage, non seulement y a t-il survécu, mais le personnel de la station découvre avec étonnement qu’il semble avoir hérité de l’intégralité des données numériques effacées sur Terre. Et il a une tache bleue au-dessus de l’œil gauche qui s’étendra au reste du visage au fil de l’intrigue.
Évidemment, une fois la nouvelle connue en bas, tous se mettront en chasse pour mettre la main sur cet astronaute devenu un véritable disque dur ambulant. Du consortium privé qui a organisé l’expédition martienne au crime organisé, en passant par les puissances mondiales : États-Unis, Chine, Russie, et… les Califats Islamiques Unifiés !
Parallèlement, on a observé une sorte de voile magnétique au-dessus de la face cachée de la Lune, et qui semble être à l’origine de l’effacement des données sur la planète. On ne sait par contre s’il est relié ou non au retour de l’expédition martienne…
Maintenant que j’ai exposé les points principaux de l’histoire (sans rien dévoiler, j’espère), un brin d’analyse.
Bug : Récit d’anticipation et oeuvre d’art
Côté dessin, on a affaire à un album où les détails foisonnent sans être trop surchargé, le dessinateur étant reconnu pour construire ses récits une case à la fois, et les assembler numériquement ensuite. Hyperréaliste donc, et tenant autant de la peinture que de la BD, comme ce qu’à déjà réalisé Bilal auparavant. Son album Partie de chasse paru en 1983, et qui préfigurait la fin du bloc communiste, en est le meilleur exemple.
Parlant de géopolitique, rien bien sûr ne permet de se dire que le monde dépeint par Bilal dans cet album (avec des entités comme les Califats ou la… Démocratie républicaine de la Corée du Nord-Est) soit celui qui nous attend dans vingt ans. L’auteur, reconnu pour être un passionné d’actualité, se serait tout au plus contenté d’extrapoler en prenant pour base les divisions du monde actuel. En tout cas, ce monde hypothétique de 2041 me paraît assez crédible puisqu’au fond, il ressemble assez au nôtre.
Et ce scénario de société « toute-numérique » tombée brutalement en panne aurait pu servir de prétexte à l’auteur pour un numéro moralisateur plus ou moins bienvenu. Il n’en est rien.
Pris au dépourvu…
On a en fait droit à une bonne dose de dérision dans certains passages : celui du « guide suprême » de la Corée du Nord-Est empêché de lancer ses missiles conventionnels sur l’Occident puisque le code de lancement est enfermé dans son coffre-fort numérique (inopérant)… où se trouve aussi la combinaison, en est une bonne illustration.
Il se permet aussi quelques pointes sur Silicon Valley, qu’il décrit dans un état d’abattement et d’incompréhension face au phénomène qui frappe la planète. Il évoque aussi au passage Raymond Kurzweil (le concepteur de la reconnaissance vocale, entre autres), Elon Musk (Tesla, mais surtout Paypal) et Mark Zuckerberg (qui se passe de présentation…) réunis en cellule de crise.
Et que dire du « journal » créé à la va-comme-je-te-pousse par des geeks privés d’auto-correcteur, et où le conspirationnisme semble tenir lieu d’information. Ou de la recherche effrénée par les régimes politiques de gens « nés avant 1980 », c’est à dire avant l’ère du tout-numérique, où les cerveaux n’avaient pas été façonnés par les ordinateurs…
Ainsi en est-il de ce nouvel album d’Enki Bilal qui est le premier d’une trilogie, et dont l’intrigue tient autant du récit de science-fiction que du roman policier. Et bien que le côté « scénario-catastrophe » soit assez prenant (difficile de ne pas penser au film Le jour d’après…), il n’écrase pas le récit. Et bien que ce dernier semble un peu convenu, il est mené avec suffisamment de brio pour donner envie de connaître la suite de Bug.
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.