Il y a des personnages qui marquent notre enfance avec de petits gestes. Ce barman, témoin silencieux de mes premiers méfaits, en était un.
Le bar de danseuses qui était à deux pas de chez nous en 1984 avait tout un mandat. Pour ma mère, c’était un lieu de débauche. Pour le propriétaire, c’était un gagne-pain comme un autre. Les clients trouvaient que c’était l’avenir du divertissement. Pour moi et mon amie, c’était un peu comme entrer dans la grotte des Goonies. Victor, j’imagine trouvait que tout ça n’était que spectacle et vie de fou.
Ma mère et le propriétaire
Si l’Hôtel Gaspé n’avait pas été en face de chez nous et que mon amie n’avait pas été la meilleure amie du monde, je ne pense pas que ma mère aurait fréquenté Yvon, le propriétaire. Tout les séparait.
Ma mère allait à l’église tous les dimanches. Lui, se vantait de ne pas se souvenir d’y être allé. Ma mère militait pour le PQ, il était très ouvertement libéral. Elle prenait pour les Nordiques, lui pour les Canadiens. Il appelait ma mère pour l’agacer le matin de chaque défaite, mais ne l’a pas appelée quand René Lévesque a perdu son pari. Il connaissait les limites.
Ils étaient presque aussi mal assortis que deux personnages d’une fable de Lafontaine. Un Laurel et Hardy de romans. Mais ma mère l’aimait sincèrement. Et si elle aimait lui faire la morale avec son établissement et ses fréquentations, je pense qu’elle enviait un peu sa vie d’aventures et qu’elle lui souhaitait du succès.
Victor, notre chic meilleur ami
C’était une des premières fois où je faisais quelque chose de grave dans le dos de mes parents. J’avais le cœur qui battait la chamade, je découvrais l’odeur de bière séchée combinée au tabac dans le tapis rouge à poil court de l’escalier de l’entrée. C’était le même tapis qu’on voyait à la fois à l’église et dans les bars à l’époque. Plus loin dans le bar, l’allure était soignée, grâce à la mère de mon amie qui s’occupait des achats et de l’esthétique des lieux.
Je me demandais si le père de mon amie était digne de confiance ou s’il me dénoncerait comme une vulgaire voleuse à mes sévères parents quand il me verrait. On s’adorait lui et moi, mais des parents, ça dénonce. Heureusement, il n’était pas là. Personne n’était là d’ailleurs. Sauf Victor.
Mon amie désinvolte de 8 ans a crié du fond de la salle :
« Victor ! Je voudrais un drink pour mon amie aussi aujourd’hui ! ».
Victor s’est exécuté. C’était la personne la mieux habillée que j’avais vu de ma vie. Il avait un veston, une chemise, un nœud papillon, un doigté de barman classique et un petit sourire en coin. Il a poussé vers nous deux verres de Coke, pleins de glace où trônaient deux pailles. Pour nous en mettre plein la vue, il a ajouté trois cerises. C’était du jamais vu selon mon amie.
S’assagir, pour le meilleur et pour le pire
On est seulement retournées au bar deux ou trois fois. Chaque fois, on était accueillies avec des Coke multi-cerises. Victor prenait bien soin des habituées.
Un jour, le père de mon amie nous a fait de grands signes avec ses bras et nous a demandé de ressortir par où on était entrées. Elle a vu le bout d’un boa qui expliquait peut-être toute l’affaire. (On n’avait quand même pas le droit de voir les danseuses!)
Après cette fois-là, on a eu un peu peur d’y retourner et éventuellement, entre deux examens de troisième année, le bar a changé. Du jour au lendemain, l’escalier des employés est devenu l’entrée des appartements du dessus. Passer par la grande porte n’avait plus le même charme et surtout, ça n’avait plus la même intimité. On a donc recommencé à jouer aux poupées, comme tout le monde.
On a entendu dire qu’un règlement interdisant les bars de danseuses était passé et que le bar devenait une arcade où on n’avait pas non plus le droit d’aller à 8 ans. Les jeunes punks se trouvaient très cool d’y aller. Nous, on savait qu’on y était allées bien avant eux.
À l’arcade, il n’y avait pas Victor. On avait beau raconter nos aventures aux adolescents cool qui passaient autour, ils ne nous croyaient pas et nous disaient « retournez donc voir votre mère ». On a bientôt arrêté d’en parler.
À 8 ans, loin des yeux loin du cœur. Je n’ai jamais revu Victor.
Des échos de l’autre côté de l’océan
Un jour, ma tante m’a annoncé que Victor était mort. Il avait été malade et sa maladie n’avait pas pardonné, comme ça arrive parfois.
Elle ne savait pas que je l’avais connu au bar avant même d’avoir la moitié de l’âge légal et m’a donc annoncé ça comme ça. Ça m’a fait de la peine.
Comme j’étais désormais dans la vingtaine et à Gibraltar, j’ai décidé d’aller en parler à mon nouveau barman préféré : un vieux loup de mer anglais plein de tatouages.
À ma grande surprise, il connaissait le bar de Victor. Il avait même fait des détours plus d’une fois pour aller boire jusqu’à plus soif avec les hommes qui le fréquentaient. Presque aussi attristé que moi de la disparition de Victor, il l’était encore bien plus de la fermeture de ce bar sexy où on avait le sens de la fête.
Récemment, Yvon m’a expliqué qu’à l’époque, ses amis chauffeurs de taxi apportaient les clients marins à l’Hôtel Gaspé. La première petite bière était toujours un cadeau de la maison, à condition que les clients en achètent une grande.
À la fin de la soirée, ils retournaient porter les clients à leur bateau. C’est probablement pour ça que mon ami britannique en gardait un aussi bon souvenir. Il avait reçu un accueil V.I.P.
Au revoir Victor
Le départ de Victor, c’était un peu la fin d’une époque. C’est aussi pour moi un souvenir qui montre combien l’enfance était différente, avant.
Mais quand on sait combien d’effort tout le monde met à laisser sa petite trace, j’aime pouvoir me remémorer un barman d’une autre époque avec un vieux pirate d’un autre continent.
Comme quoi les bars vont et viennent, mais les bonnes histoires, elles, demeurent. Ça me fait chaud au coeur.
À la tienne Victor !
Dame Anne vit dans une brume où se côtoient amitiés, boissons, gâteaux et oeuvres d’art.