Je vais vous parler d’un artiste dont le travail a compté beaucoup dans ma façon de voir la bande dessinée et le monde. Cet artiste, c’est Marcel Gotlib.
D’un côté, il a suivi l’évolution de la BD. Passant d’un contenu orienté vers les enfants et les adolescents et lui imprimant un tour plus adulte avec les années. Il a en plus apposé sa marque personnelle, celle qui fait qu’un médium évolue et influence d’autres dessinateurs.
Pour ça, un tour d’horizon du personnage s’impose.
Des murs et des dessins
De son propre aveu, sa vocation artistique a été fort précoce. Aidée d’une certaine façon par son père qui devait effacer les dessins que le petit Marcel faisait sur les murs de sa chambre étant petit.
« Le fait est que mes gravures rupestres disparaissaient comme par magie. Je disposais toujours de belles surfaces bien propres pour recommencer à tout dégueulasser. » – M.G.
Nul doute qu’à procéder ainsi, il a pu en quelque sorte affiner son talent… et renforcer sa vocation.
Quand Gotlib ose enfin
Avant de collaborer au journal Pilote, Gotlib avait déjà créé le personnage de Gai-Luron pour Vaillant (devenu plus tard Pif Gadget). Même s’il avait déjà fait ses preuves, il a longuement hésité avant de proposer ses services à René Goscinny.
Ce dernier, impressionné par son travail, lui a proposé de collaborer à une série qui deviendra un classique: Les Dingodossiers.
Bien que scénarisée par Goscinny, cette série a permis à Gotlib d’affiner et d’imposer son style de dessin. En plus de montrer une affinité manifeste avec le style littéraire du créateur du Petit Nicolas.
Quand Gotlib va plus loin
Si la Rubrique-à-brac a vu le jour, c’est pour deux raisons. La première étant que Goscinny, débordé par le succès d’Astérix à l’époque, ne pouvait plus se consacrer aux Dingodossiers à plein temps. La seconde – peut-être la plus importante: il estimait Gotlib tout à fait capable de mener sa propre série. Non seulement celle-ci fera les beaux jours de Pilote, mais elle deviendra un classique du 9ème Art.
Ses plus fameux personnages (lui-même, le professeur Burp, Isaac Newton et sa pomme, et bien sûr la coccinelle de bas de pages) auront ainsi marqué les mémoires.
Sa participation au magazine L’écho des savanes dès 1972, est venue d’une rupture entre Goscinny et Nikita Mandryka qui s’était vu refuser une histoire de son personnage du Concombre Masqué. C’est là que Gotlib, avec Madryka et Claire Bretécher, se « lâchera lousse ». Y allant de plus en plus vers la sexualité, voire la scatologie et en ridiculisant les religions en prime (God’s Club).
Puis ce sera l’aventure Fluide Glacial dès 1975, journal qu’il a co-fondé avec Jacques Diament, et où il fera connaître d’autres talents: Binet, Édika, Goossens, Foerster, Maester, Lelong, Larcenet… La liste serait trop longue.
Naissance d’un écrivain
Gotlib abandonnera graduellement le dessin pour privilégier l’écriture, des éditoriaux de Fluide jusqu’à la publication en 1993 de ses mémoires de jeunesse, J’existe: je me suis rencontré.
Il y raconte son enfance sur la butte Montmartre, y allant même d’une explication digne du professeur Burp sur l’origine de ce nom. On y trouve aussi la déportation de son père, sa scolarité, ses premiers émois adolescents… Le tout avec un humour qui dissimule, on s’en doute, une grande gravité de ton.
À propos de ses origines
Ses parents étaient des émigrés juifs hongrois. C’est ce qui explique l’exposition du Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris en 2014, à l’occasion de son 80ème anniversaire. Bien que touché par cet hommage, il a affirmé n’avoir jamais mis ses origines de l’avant, bien qu’il en ait toujours été conscient. Il a d’ailleurs maintes fois manifesté son athéisme.
Et il a aussi consacré quelques planches de la Rubrique à ses années d’enfance. Parmi elles: Chanson aigre-douce, Souvenirs verdâtres, et surtout Manuscrit pour les générations futures.
Parue dans le tome 1 de la Rubrique, cette planche évoque la Shoah de façon allusive en mettant en scène des rats, précédant ainsi Art Spiegelman et sa série Maus d’une bonne vingtaine d’années. Autant pour la coïncidence…
Hommage à un parodiste: mode d’emploi
Ce littéraire autodidacte sera gratifié d’un hommage rendu par nul autre que Georges Perec, dans un recueil publié à titre posthume en 1991, Cantatrix sopranica L..
Reconnaissance méritée mais tout de même particulière, quand on pense qu’il a assez souvent parodié Victor Hugo. Qu’il admirait, par ailleurs, comme il appréciait d’autres classiques littéraires et cinématographiques, dont L’exorciste!
D’élève à passeur
Gotlib a déjà reconnu qu’il n’a jamais su bien dessiner les décors. Il préférait se concentrer sur les expressions corporelles (et surtout faciales) de ses personnages. Ce qui permet au moins de se rendre compte à quel point les « cartoonists » américains, et surtout Tex Avery, l’ont influencé.
Puisque j’ai mentionné Tex Avery, parlons un peu de ses influences. Parmi celles-ci, on compte les Monty Python, les Beatles, la scène pop-rock britannique des années 60-70, Frank Zappa, et Georges Brassens qu’il admire profondément.
Parlons maintenant un peu de ceux qu’il a influencé. Serge Chapleau, entre autres, s’est inspiré ouvertement de la Rubrique-à-brac pour une section « encyclopédique » passant à quelques reprises dans son émission Et Dieu créa… Laflaque. Il est vrai que son personnage de Gérard D. a tout pour faire penser au professeur Burp…
Radio-BD
Il a aussi fait brièvement carrière à la radio. Ayant été de l’équipe de la fameuse émission Le feu de camp du dimanche matin en 1969 avec Goscinny, et les dessinateurs Fred et Gébé.
En plus du scout Hamster Jovial, c’est dans cette émission que Gotlib créera le commissaire Bougret et l’inspecteur Charolles. Sous les traits du dessinateur, Gébé sera ce commissaire impassible vêtu d’un chapeau, d’un imperméable et arborant pipe et moustache à la Brassens. Gotlib, lui, sera son assistant admiratif et un peu bébête avec bretelles, béret et moustache à la Charlie Chaplin.
Marcel au cinéma
Au cinéma, il collaborera avec Patrice Leconte au scénario et aux dialogues du film Les vécés étaient fermés de l’intérieur avec, entre autres, Coluche. Il s’agit d’une comédie policière à l’intrigue délibérément absurde, basée largement sur les aventures des deux policiers de la Rubrique.
Gotlib tiendra aussi de petits rôles en tant qu’acteur. Il sera notamment barman dans Je hais les acteurs de Gérard Krawczyk, côtoyant des gens comme Bernard Blier, Michel Galabru et Michel Blanc.
Pour conclure…
Voilà un papier que j’aurais voulu écrire en d’autres circonstances. Bien sûr, avec mon intérêt pour la BD, il était évident que je lui consacrerais un article un de ces jours. Mais la nouvelle de son décès m’a pris de court, ce qui m’a incité à « devancer » mon échéancier. Je me suis tout de même efforcé de rédiger le tout comme s’il était toujours des nôtres.
Je me contenterai de dire que non seulement je le considère comme un grand artiste, mais que j’ai eu la chance de le découvrir à une époque où les cloisons entre les disciplines artistiques (arts graphiques, musique, littérature, cinéma…) étaient beaucoup moins étanches que maintenant. Enfin, c’est ce que je pense.
R. I. P. Marcel Mordechaï Gottlieb, 1934-2016.
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.