Un des meilleurs moyens d’affirmer la liberté, ce sont les arts. Là, je n’apprends rien à personne. N’empêche que j’aimerais parler ici d’un auteur qui a vraiment amené la poésie à des sommets de popularité, en plus d’être suprêmement original et novateur, le tout, en demeurant simplement lui-même. Il s’agit de Jacques Prévert.
Parcours d’un esprit fort
Né à Neuilly-sur-Seine, en 1900, Jacques Prévert est initié tôt à la lecture et au théâtre par ses parents. Après la 1ère Guerre mondiale, il fera bien des petits métiers avant de rejoindre le mouvement surréaliste dirigé par André Breton. Bien que son indépendance d’esprit lui fera quitter le groupe parce qu’il supporte mal les exigences de son dirigeant, son écriture sera fortement imprégnée de l’influence de ce mouvement.
«J’ai mis mon képi dans la cage et je suis sorti avec l’oiseau sur la tête.
Alors, on ne salue plus? a demandé le commandant.
Non, on ne salue plus. a répondu l’oiseau.
Ah bon, excusez-moi, je croyais qu’on saluait. a dit le commandant.
Vous êtes tout excusé, tout le monde peut se tromper. a dit l’oiseau»
À ce moment, il publiera des écrits poétiques en vers ou en prose dans différentes revues dont Commerce, Cahiers d’Art, et bien sûr La Révolution Surréaliste.
Des étudiants de Reims commenceront à rassembler ses textes peu après la fin de la guerre, mais ce sera René Bertelé, alors à la tête d’une nouvelle maison d’édition appelée Le point du jour, qui achèvera le travail et convaincra un Prévert quelque peu réticent de publier son premier recueil en 1946.
Succès immédiat
5,000 exemplaires seront écoulés au bout d’une semaine, 25,000 après un an, puis 60,000 pour l’édition augmentée parue en 1948, ce qui pour de la poésie tient du jamais-vu. Par la suite, les éditions Gallimard qui auront acheté Le point du jour l’année suivante (qui deviendra une collection que Bertelé continuera de diriger et dans laquelle seront regroupés tous les recueils de Prévert qui suivront) continueront de le faire paraître toujours avec succès.
Propos (et vers) libres
Dans le cas précis de Paroles, à quoi avons-nous affaire? À un recueil regroupant 95 textes de longueur fort variable, allant d’une simple ligne (Les paris stupides) à un « récit de voyage » résolument anticlérical s’étendant sur 35 pages (La crosse en l’air). Entre les deux, de courts textes à la structure particulière (Le cancre, Quartier libre, Composition française, Le bouquet et Le jardin, pour n’évoquer que ceux-là), des poèmes plus longs et le plus souvent en vers libres (Évènements, Le temps des noyaux, L’effort humain, Le paysage changeur, Lanterne magique de Picasso).
Dans certains, les jeux de mots et les détournements de lieux communs sont légion, comme Cortège où Prévert évoque
«Un vieillard en or avec une montre en deuil»
ou
«Un compositeur de potence avec un gibier de musique»!
On y retrouve Inventaire, ses ratons laveurs et ses accumulations aussi improbables que jouissives. On y trouve aussi la fameuse Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris – France qui ouvre le recueil, et dont Serge Reggiani a proposé une lecture remarquable qu’il a enregistrée dans les années 70.
Quand des mots naissent les images
Parmi les thèmes abordés, il y a la nature, la ville (Paris bien sûr, que l’auteur a sillonnée durant des années), l’enfance et l’amour.
Ceux-ci sont célébrés en opposition face à l’autorité sous toutes ses formes, que ce soit les forces de l’ordre, l’école (que le petit Prévert détestait), le clergé, les militaires, l’esprit bourgeois en général, quoi. Mais cet aspect est souvent négligé de la plupart des chroniqueurs qui préfèrent se rabattre sur ses thèmes jugés moins « offensants » comme l’amour et l’enfance.
C’est un peu triste à dire, mais selon moi cette occultation volontaire a pu participer en partie à ce succès d’édition. Ce qui ne veut pas dire que d’autres facteurs plus significatifs (et plus réjouissants) n’entrent pas en compte.
Par exemple, son vocabulaire recherché allié à une concision et un sens de l’image font mouche chez le lecteur. L’oralité plus qu’évidente de ses poèmes qui gagnent beaucoup à être dits, procurent aussi une grande satisfaction à la lecture seule.
Théâtre
Ses années de collaboration avec le groupe de théâtre de rue Octobre dans les années 30 pendant lesquelles il sympathisait avec le parti Communiste sans jamais y adhérer y est sûrement aussi pour quelque chose.
Tout comme son travail de scénariste avec son frère cadet Pierre, cinéaste (L’affaire est dans le sac), Marcel Carné (Le quai des brumes, Les visiteurs du soir, Les enfants du paradis entre autres) ou Jean Renoir (Le crime de monsieur Lange) a sans doute contribué à développer cette poésie imagée.
Une période artistique fertile
Autre facteur à considérer: le fait que la sortie du livre correspondait avec l’éclosion de nouveaux courants artistique et philosophique issus de St-Germain-des-Prés, dont les représentants débutaient alors leurs activités pour les uns ou connaîtraient leur apogée pour les autres – qu’on pense à Jean-Paul Sartre, Boris Vian ou Raymond Queneau, et créant un courant qui marquera fortement la scène française pour les années à venir. Surréalisme et existentialisme étaient alors à l’honneur, et beaucoup d’artistes sortiront du lot: Yves Montand, Juliette Gréco, Les Frères Jacques, Cora Vaucaire, Marcel Mouloudji et bien d’autres interpréteront ses textes, mis en musique par Joseph Kosma avec qui Prévert collaborait depuis 1935. Pensons seulement à la chanson Les feuilles mortes, reprise d’innombrables fois et qui est et demeurera un classique indémodable.
Liberté chérie…
Plus important encore comme impact sur la popularité du recueil, et je terminerai là-dessus: la célébration de la liberté, de l’individualité et des valeurs collectives (Prévert a toujours préféré fréquenter les gens humbles) qu’il faut continuer à défendre d’arrache-pied à tous les jours sous peine de se retrouver comme des robots sans âme. Amis de la chanson française et de la poésie en général, merci et à la prochaine… en vous laissant sur un autre échantillon de sa poésie frondeuse.
«Devant la porte de l’usine / Le travailleur soudain s’arrête / Le beau temps l’a tiré par la veste / Et comme il se retourne / Et regarde le soleil / Tout rouge tout rond / Souriant dans son ciel de plomb / Il cligne de l’oeil / Familièrement / Dis donc camarade Soleil / Tu ne trouves pas / Que c’est plutôt con / De donner une journée pareille / À un patron?» (Le temps perdu)
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.