Pour continuer à faire dans le genre « qu’est-ce qui se cache derrière les classiques »—mais en m’éloignant un peu de la BD, pour une fois—j’ai choisi de parler cette fois d’une chanson enfantine qu’on a tous entendu à la petite école: Frère Jacques.
Qui n’a pas souvenir de la classe de l’école élémentaire où on l’a chantée, le plus souvent en canon? C’est toutefois une chanson plus riche en histoire qu’on ne le penserait au premier abord.
De la nuit des temps à 1811
À quand la création de cette chanson remonte-elle?
On croirait tous que son origine se perd dans la nuit des temps tellement elle fait partie intégrante du répertoire musical mondial. Et, jusqu’à ces derniers temps, on ignorait même qui l’a écrite et composée.
Mais selon la musicologue française Sylvie Bouissou, l’auteur ne serait nul autre que Jean-Philippe Rameau, compositeur français du XVIIIe siècle de style baroque, principalement connu par des œuvres composées pour le clavecin (Le tambourin, L’entretien des muses, Le rappel des oiseaux, La poule), et l’opéra-ballet Les Indes galantes .
Ce qui a poussé Mme Bouissou à attribuer la paternité de cette comptine au compositeur considéré comme « le premier théoricien de l’harmonie classique » est la découverte, à la Bibliothèque nationale de France, de 18 manuscrits insérés dans un traité, intitulé Diapason général de tous les instruments à vent, rédigé en 1772 par le premier violoniste de l’Opéra de Paris Louis-Joseph Francœur.
Parmi ces feuillets, on y faisait mention de quatre canons de Rameau, dont justement Frère Jacques. Selon la musicologue, la chanson n’a toutefois été publiée qu’en 1811, soit 47 ans après la mort de son auteur.
Boire, chanter et sonner
Rameau a en outre fait partie d’un club musical, appelé la Société du caveau, société dite « bachique et chantante, » où il aurait conçu le canon en question. Par ailleurs, l’œuvre devait remplacer un autre canon plus complexe dans un opéra appelé Anacréon le buveur! Et les paroles écrites par Rameau à l’origine ne sont pas tout à fait celles que nous connaissons maintenant:
«Frère Jacques, Frère Jacques Levez-vous! Levez-Vous! Sonnez les matines, sonnez les matines Bing, bong, bong!»
Cette première version donne un ton un peu plus impératif à l’injonction faite au fameux moine de se réveiller et d’appeler le reste de la communauté à l’office du matin. Ça pourrait nous amener à croire, avec tous ces éléments, que ce fameux frère Jacques devait être un sacré buveur! Mais tout de même, de là à penser qu’il ait fallu tirer le pauvre de son lit de cette manière parce qu’il aurait trop bu, il n’y a qu’un pas.
Au pays des géants
C’est peut-être ce pas qu’ont franchi les habitants de la ville de Tourcoing, en France, lorsqu’ils ont conçu en 2007 leur géant processionnel les représentant, et baptisé Frère Jacques bien sûr. À chaque année, des citoyens font parader ce géant accompagné de ceux des principaux quartiers de la ville dans le cadre d’une kermesse tenue à l’automne.
Outre son accoutrement de moine, il est paré d’un collier de coquillages et tient une assiette de moules-frites dans la main gauche, et dans la droite une chope de bière. Et les autres quartiers de la ville font aussi parader leurs géants pour l’occasion. Ce type de défilé est par ailleurs fort représentatif des traditions de la région de la plaine des Flandres, qui englobe une partie du nord de la France ainsi que le sud-ouest de la Belgique.
De retour chez nous maintenant, si nous parlions fromage? Il existe fromage un appelé Frère Jacques produit en Estrie, plus précisément à l’abbaye de St-Benoît-du-Lac. Le fromage en question rappelle quelque peu le gruyère et est, paraît-il, tout indiqué pour les enfants à cause de sa faible acidité et de sa teneur importante en calcium. C’est sans doute pour cette raison que les moines lui ont attribué ce nom inspiré de la fameuse comptine…
Allons chez les moines
En prenant un peu de recul, il peut sembler curieux de penser qu’une chanson enfantine ait pour personnage principal un moine imbibé et bâfreur, du moins au vu des infos que j’ai pu recueillir concernant son origine. Mais à tout prendre, je préfère de beaucoup que ce cher frère soit un bon vivant. Pour que les enfants aient de quoi s’inspirer, il me semble que c’est ce qu’il y a de mieux. Sans compter que, s’il y a un aspect de la vie monastique qui puisse m’interpeller, c’est bien celui-là.
En général, je considère que les moines incarnent le bon côté de la religion. Chez eux, la spiritualité semble passer bien avant les rites, ce qui les met en contact direct avec la vie. À mon avis, ça doit sans doute expliquer pourquoi de nombreuses communautés produisent du vin, du fromage, des desserts, des chocolats et des confiseries. Quand on parvient à équilibrer à ce point le temporel et le spirituel, ça ne peut faire autrement que de séduire.
J’étais ainsi parti pour raconter les origines d’une chanson pour enfants, et je me suis retrouvé à parler bouffe, boisson et géants de carnaval! J’espère au moins avoir éveillé votre curiosité sur les aspects méconnus de cette chanson.
Et puis tiens, en l’honneur de ce cher frère, pourquoi ne pas boire un coup et manger un bon morceau de fromage en se remémorant les côtés heureux de votre enfance?
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.