«J’ai un penchant naturel pour les mots et leur côté farce. J’en ai acquis une certaine technique, et ne sais m’empêcher de mettre cette farce à toutes les sauces. Ce n’est pas un métier, mais… ça sert d’os, et pour moi, c’est le squelette de toute expression du comique.»
Ami(e)s de la langue française, ceux qui l’aiment et la respectent assez pour savoir qu’elle peut se prêter sans se gêner à tous les tours et galipettes possibles sans se soucier des tristes sires qui voudraient l’encarcaner, bonjour.
Je n’ai pas eu finalement à chercher très loin pour trouver LA citation du monsieur qui fait l’objet du portrait qui va suivre: Boby Lapointe, auteur-compositeur-interprète… et manieur de mots hors-pair qui a laissé dans la chanson française une marque qui n’est pas près de s’effacer.
Une lente reconnaissance
Né en France à Pézenas le 16 avril 1922, Robert Jean-François Joseph Pascal Lapointe se fait connaître dès l’adolescence avec quelques amis, narguant les bourgeois et affichant leur anticléricalisme. Déjà amoureux des mots, ses premiers rêves sont pourtant de devenir aviateur-pilote d’essai, réalisant même des engins au fonctionnement plutôt approximatif, avec lesquels il se rompra les os de nombreuses fois. Il manifeste aussi un grand intérêt pour les mathématiques, élaborant même en 1968 un mode de calcul binaire qu’il appelle bibi-binaire (c’est à dire binaire puissance 2-puissance 2; s’il y a des matheux(ses) qui lisent ceci, je les encourage à laisser leurs commentaires dans l’espace prévu à cette fin… Et aussi m’expliquer le principe. Merci d’avance).
Pour la seconde Guerre mondiale, l’envahisseur allemand l’enverra faire ses armes (et en fabriquer) contre son gré au Service de travail obligatoire (STO), sorte de Katimavik avant la lettre, mais certes pas animé des mêmes intentions… À l’instar de Georges Brassens qui gouté à la même médecine, il désertera sa base de travail en Allemagne, prenant même un temps comme nom d’emprunt: Robert Foulcan ! Arrivé à Paris, il tentera sans succès de placer ses chansons qui rebuteront même les Frères Jacques, pourtant réputés pour leur audace et leur sens du comique. Pour vivre, il se fera installateur d’antennes de télévision entre autres petits métiers, jusqu’à ce que Bourvil interprète Aragon et Castille dans le film Poisson d’avril. La pièce n’aura pas plus de succès que le film, mais Boby Lapointe fait son entrée dans le milieu de la chanson. Il y fera sa place pour de bon quand François Truffaut lui confiera un petit rôle de chanteur de cabaret dans son film Tirez sur le pianiste où il interprétera Framboise.
Jeux de mots et tressautements
Puis il enchaînera les titres, tels: Le poisson fa, Bobo Léon (qui contient mon passage préféré: «On l’a mené à l’hôpital / Pour le soigner où il avait mal / Il s’était fait mal dans la rue / Mais on l’a soigné autre part… Et il est mort !»), La fleur bleue contondante, L’hélicon, Ta Katie t’a quitté, L’ami Zantrop, Comprend qui peut, Méli-mélodie, Le tube de toilette, La maman des poissons… En tout, une cinquantaine de chansons témoignant du talent particulier d’un artiste dont on peut dire qu’il a plié les mots à sa volonté et en a tiré le meilleur, tout en faisant rire aux larmes même avec des paroles plutôt sombres (Petit homme qui vit d’espoir). Sur scène, il proposa un style fait de sautillements, de haussements d’épaules… et de trous noirs mémorables. Au début des années 60, il fera même les premières parties de Brassens. Les deux entretiendront des liens faits d’une grande estime mutuelle ainsi qu’une solide amitié.
En passant, je ne peux résister au plaisir d’inclure une citation du producteur télé français Jacques Martin qui décrit assez bien le personnage.
«Un jour, lors d’un enregistrement public, qu’est-ce que je vois sur le trottoir: un homme qui flanquait des coups de pieds rageurs à sa voiture: « Bon ! puisque c’est comme ça, puisque tu te conduis mal, je ne te paierai plus d’essence ! » Je me suis approché, je me suis enquis de la personnalité du quidam. C’était Boby Lapointe.»
Mais son tempérament fantasque lui fera faire quelques faux pas, dont l’ouverture un café-concert appelé Le cadran bleu, qui ne fera pas ses frais et le mènera droit à la faillite. Et pour bien faire, la vague yé-yé le mettra à l’écart. Il tiendra de petits rôles dans des films dont Les choses de la vie de Claude Sautet. Et ce sera nul autre que Joe Dassin qui le remettra en selle en devenant son producteur, ce qui lui permettra d’enregistrer de nouvelles chansons. Mais un cancer du pancréas l’emportera trop vite à 50 ans, nous privant peut-être d’autres monuments de calembours, de contrepèteries, d’à-peu-près, d’allitérations et autres paronomases…
La rigueur dans la fantaisie
Si son corpus (je peux me permettre ce terme plutôt que répertoire, étant donné sa formation de mathématicien) n’était pas très vaste – une cinquantaine de titres encore une fois, il aura en revanche influencé pas mal d’artistes: Jacques Higelin, Alain Souchon, Gérard Blanchard, Pierre Vassiliu… Même Renaud à ses débuts se fendra de quelques chansons visiblement influencées par ce jongleur de mots. Mélusine, Ma gonzesse, Près des auto-tamponneuses ou Le retour de la Pépette en sont les meilleurs exemples. Chez nous au Québec, pensons à Paule-Andrée Cassidy qui lui a consacré tout un album en 1999 (Méli-mélodies), mais aussi à Plume Latraverse dont Le tango des concaves et Babine et Babin n’ont rien à envier à celui qui les lui a inspirées. Plus près de chez moi, n’oublions pas Guillaume Arsenault dont le premier album, Géophonik, contient quelques textes au-dessus desquels l’esprit de Lapointe a certainement plané.
En ce qui me concerne, ce gars confirme que la chanson n’a rien d’un art mineur. En effet, pour écrire des chansons comme les siennes, il faut faire preuve d’une rigueur, d’une logique et d’une précision dont bien peu seraient capables. Encore là, les mathématiques qu’il maîtrisait si bien doivent y être pour quelque chose. Mais je peux exagérer.
Et je vous laisse avec une autre citation, cette fois d’un autre célèbre méridional – Georges Brassens rien de moins – qui l’a souvent soutenu dans les périodes de galère.
«Ce satané Boby Lapointe, depuis qu’il a tourné le coin, à Pézenas comme à Paris ses copains et admirateurs ont du mal à s’y habituer. En ce qui me concerne, les soirs où son amitié et sa bonhomie me manquent un peu, je fais comme si rien n’était, j’écoute ses chansons pour qu’il continue à vivre, le bougre, et il continue. Mon vieux Boby, putain de moine et de Piscénois, fais croire à qui tu veux que tu es mort; avec nous les copains ça ne prend pas.».
Journaliste et mélomane, Gilles Tremblay s’intéresse aux humains d’exception et à leurs travers. Il en parle sur Temps Libre avec beaucoup d’enthousiasme et de passion.